Ephéméride Novembre 06
Le tour du monde en 24 séances
Du 1er novembre, date de mon retour de Séville au 28 novembre, mes pérégrinations m'ont mené devant les écrans et les scènes de la Côte d'Azur, de Marseille, Paris et Lyon, dans une marche forcée vers la « culturation », un doux chemin de croix pavé de beaux sentiments, d'émotions et de rires, un livre ouvert empli de désirs et de rêves. Privilège extrême d'être le passeur, celui qui va accompagner le spectacle d'un lieu à un autre, qui analyse et juge, qui donnera sa chance et effectuera la séparation du grain et de l'ivraie. Pour qu'elle advienne, cette possibilité du rêve, un long cheminement est nécessaire, de la présentation devant des acheteurs potentiels d'un objet artistique, de la négociation sur la date, le rapport qualité/prix, son insertion dans un programme qui se doit d'être cohérent dans ses équilibres, et toutes les contraintes et impondérables d?une tournée à construire dans la douleur de ces routes jamais droites qui ne mènent jamais à Rome.
Et puis il y a l'arrivée à Cannes, l'accueil des équipes techniques, les hôtels et restaurants... Et plus l'heure avance, plus le public est censé être convaincu et escalader les marches du grand Palais. Belle cuisine que la présentation d'une oeuvre que vous bouderez peut-être !
Tout ces petits riens font un monde de riens, mais c'est cela la culture, des bouts de ficelles pour des noeuds d'humanité, des sanglots pour lutter contre le désespoir, des rires pour vaincre la folie. Et si tous les êtres humains réfléchissaient un tant soit peu, peut-être que la fureur des hommes pourrait se noyer dans un océan de bons sentiments. Vision vertueuse et idyllique s'il en est, mais après tout, les marchands de sable sont aussi des fabricants de mirages !
PS : D'accord, Hitler pleurait en écoutant la 9ème de Beethoven dirigée par Von Karajan... mais c'était des larmes de crocodile !
Et donc en avant toute pour ce tour d'horizon d'un mois de novembre riche en expériences. Beaucoup de films, de théâtre, de danse. Dur, dur d'être directeur au Palais des Festivals et de devoir programmer une saison 2007/2008 !
2 novembre : Cannes. Ne le dis à personne (Film).
Harlan Coben revisité et reficelé par Guillaume Canet. Trame fumeuse pour une distribution éclectique dans un casting de gala (Dussolier, Cluzet, Belfond, Rochefort... avec en prime la belle Kristin Scott Thomas). Un vrai talent de réalisateur, une façon d'approcher au plus près le rêve hollywoodien sans se trahir. Un bon polar détente pour penser aux choses sérieuses.
4 novembre : Cannes. Scoop de et avec Woody Allen (Film)
Un bijou de plus pour monsieur Woody. Le talent des histoires, l'art des images, la magie des mots. Entre le réel et l'irréel, une comédie enquête reposant sur les graciles épaules de la sublimissime Scarlett Johanson , journaliste débutante récupérant un scoop de l'au-delà et tentant de démasquer le tueur aux tarots avec l'aide d'un magicien raté au sac plein de malice. Woody Allen brode une de ces comédies dont il a le secret, alerte, virevoltant, parsemé de mots d'auteur d'anthologie, maîtrisant chaque élément du film pour composer un hymne léger à la gravité de la vie. A voir absolument.
6 novembre : Paris. La goutte au pépère. Olympia. Richard Gotainer (comédie musicalo-écologique)
L'Olympia dans ses atours, salle bourrée d'amis du monde du spectacle. Attendue cette arrivée sur Paris d'un show rôdé en province par un chanteur qui ne tourne plus depuis quelques années mais dont le nom reste une énigme pour ceux qui traque « les ringards »... comme si l'humour préservait du temps qui passe !
Richard, c'est mon pote. Un copain d'amitié alors ne comptez pas sur moi pour dire du mal du spectacle ! En plus il est étonnant sur scène. Il vit le rapport au public, il est un vrai comédien qui dévoile tout son talent et sa finesse d'interprétation. Il bouge avec élégance comme un félin des planches qu'il est, les chansons sont délicieuses, les décors beaux. Reste que cette histoire entre la pub et l'écologie dégage un parfum de déjà-vu, ou peut-être une résonance trop claire, évidente, avec des problèmes contemporains. Paradoxe. Je m'en contrefiche, le public a aimé et moi j'étais heureux pour lui, même si j'attends avec impatience son nouveau disque et qu'il fera sa première à Cannes comme il me l'a promis. Rendez-vous en 2008 pour un show à la Gotainer inspiré d'une verve canaille, un chanteur hors du temps, niché dans les vers de ses poèmes absurdes qui en disent si long sur la vrai nature de l?homme !
7 novembre : Paris. Dolores Claiborne. (Théâtre des Bouffes Parisiens)
Tiré d'un roman de Stephen King, dans une distribution géniale où Serge Riaboukine est d'une veulerie absolue et Michèle Barnier totalement possédée par son personnage de « mère courage ». Une femme va solder une mort passée, celle de son mari disparu d'une façon mystérieuse 20 ans auparavant, au cours d'une enquête où elle est injustement accusée d'être responsable du décès de sa patronne, Vera Donovan, une riche et vieille femme qui lui lègue sa fortune.
On peut avoir le livre en mémoire, le film dans les yeux, il reste l'éblouissante prestation d'une actrice qui s'impose sur la scène dans un rôle dramatique à la mesure de son talent. Timbre émouvant de la voix, souvenirs qui émergent dans ses yeux désabusés, solitude, destin brisé et malgré tout, cette force exceptionnelle qui donne de l'espoir, un amour désenchanté de la vie qui porte à la rédemption. Pas seulement la sienne, celle de toute une humanité qui souffre par la faute de ceux qui salissent la terre en la foulant. La pédophilie, l'ivrognerie comme baromètre de la déraison.
A Cannes l'an prochain, c'est sûr, comme un élixir de vie. Préparez vos mouchoirs !
10 novembre : Cannes. Théâtre de la Licorne. Babel. Cie Najib Guerfi. (Danse)
Membre fondateur de Kafig, (cf. plus loin), Najib exploite le Hip-Hop en le confrontant à une double culture : celle d'une danse contemporaine plus charnelle et animale et celle d'une danse asiatique (la Malaisie) avec sa précision du geste et ses conventions hiératiques.
Cela donne un spectacle lunaire, construction d'un geste libéré de toutes attaches, mélange subtil à la croisée des cultures définissant une gestuelle intemporelle et universelle. C'est somptueux ! Un ballet moderne, qui puise dans l'alphabet contradictoire de ces cultures qu'il revisite une sensualité et une actualité que le titre souligne. Babel, comme un espoir que les hommes s'entendent enfin, comme une fresque vivante où la bande-son osée (un mixe de sonorités électro et asiatique) permet de suivre le chorégraphe et ses interprètes dans sa volonté de communier.
Najib Guerfi est adorable. Talentueux, il a l'humilité des grands, l'humanité de ceux qui ont côtoyé l'enfer pour s'échouer sur les plages dorées de la reconnaissance et du partage. Son livre, le Sauvageon, devrait trôner sur les commodes de tous les politiques qui parlent de la banlieue sans y avoir mis les pieds et échafaudent des plans sans la comprendre. Ambassadeur de l'intégration, Najib, je te nomme ministre de la reconnaissance et de la fierté retrouvée. En plus t'es mon pote !
Il y a le jeune des banlieues et le vieux baba-cool...cherchez l'erreur !
11 novembre : Cannes. 19h45. Prête-moi ta main (Film)
Sympa. Une bonne première partie de soirée avec une Charlotte Gainsbourg étincelante qui occulte même Alain Chabat.
22 H. Le Dahlia noir (Film)
Brian De Palma est fatigué. Il n'arrive même plus à réunir les bouts d'images somptueuses de son film incompréhensible. Reste un jeu qui tourne à vide dans une parodie de glissements de sens et de boucles allusives auxquelles plus personne ne comprend rien. Déjà que l'histoire est foutraque ! Si on me fournit le mode d'emploi, je changerai peut-être d'avis mais en attendant, pitié monsieur De Palma, retrouvez votre verve et un peu d'humilité avant de nous proposer un nouveau film !
13 novembre : Cannes. 19h45. Le labyrinthe de Pan (Film)
Je l'avais raté au Festival du Film. Dommage ! Guillermo del Toro signe un film éblouissant, un conte cruel et désespéré, quête d'une petite fille pour survivre à l'horreur d'un franquisme incarné par un Sergi Lopez transcendé en tortionnaire d'une dictature sans état d'âme. Amaigri, froid, bourreau glaçant, il va contraindre Ophélia à fuir dans l'imaginaire, la réalité d'un mal étouffant. Rien n'est beau dans cet irréel qu'elle s'invente, versant fantastique d'une sordide fuite, les épreuves s'enchaînent alternant les retours au présent de la guerre et de la traque des partisans. Un monde se tisse où chacun se retrouve confronté à ses propres peurs, la mort seule sort grandie, comme la signature d'un malin démon devant la petitesse des hommes. C'est beau et oppressant.
Un film qui aurait mérité un peu plus de reconnaissance de la part du jury du Festival du Film.
22 H. La mémoire de nos pères (Film)
Clint Eastwood au zénith. Il continue son travail de sape des mythes contemporains. Le héros de guerre en cette heure de bourbier irakien n'a plus d'odeur, il a les pieds dans la boue et sombre, broyé dans une mécanique de la guerre qui ne laisse place qu'à l'absurde. Règne d'une faucheuse qui hache le corps de l'homme aussi sûrement que ses rêves meurent dans le sang des combattants anonymes. Même les héros, ces fameux guerriers qui hissèrent le drapeau américain à Iwo Jima, sont prisonniers d'une logique qui les dépasse. Ils sont tout autant broyés dans la victoire que dans la défaite car le message de Clint Eastwood est clair... c'est l'humanité qui sombre dans la guerre ! Hommes simplement, geste de l'horreur, souvenirs de ceux qui disparurent pour que la victoire soit proclamée au prix du sang qui souille les plages de cet îlot perdu ! On attend désormais avec impatience le deuxième volet de cette saga guerrière, la vision dans le camp des perdants de cette même bataille. Nul doute qu'il trouvera encore les voies pour nous désarçonner et nous donner un nouvel opus crépusculaire. Qu'ils sont durs ces mythes à abattre d'un monde généré par les flammes de l'enfer.
14 novembre : Saint-Raphaël. Palais des Congrès. Terrain vague. Cie Kafig. (Danse)
Mourad Merzaki. Un des promoteurs de l'irruption du Hip-Hop sur les scènes de l'hexagone, le passeur de la rue à la salle, un créateur de génie à l'expression douce et suave. Mais si on aime Terrain vague, ce n'est pas parce que Mourad est aimable... le ballet se suffit à lui-même. Formidable hymne de vie, énergie d'une banlieue perdue dans un désert de béton, la scène est une agora où se croisent des personnages qui vivent au rythme d'un monde de frénésie. Arène cernée de tôles ondulées, palissades surchargées de « graph », garçons et filles vont se croiser et inventer des figures qui, chacune, dessinent un univers de bruit et de fureur tout en transcendant cette énergie en force de vie. C'est cela la force et la vision de Mourad. Interpréter la gestuelle moderne et la rendre sublimée, poétique, capable de toucher n'importe quel être pensant du côté du coeur. Ode à la mixité, tempo d'une urbanité perplexe, il donne des réponses aux questions que l'on ne se pose pas toujours.
Commentaires : Mourad et Najib avaient créé ensemble Kafig dans les années 90. comment expliquer tant de talents et de visions dans un même lieu, au même endroit, à la même époque... mystère ! L'an prochain je le programmerai si Yorgos Loukos ne le sélectionne pas dans le Festival de Danse.
15 novembre : Cannes. Palais des Festivals. Corneille. (Musique)
Hystérie de la salle conquise. Deux notes et c'est parti... Cela tombe bien, il n'en connaît que deux. Je suis resté sans voix... mais comme lui n'en a pas non plus, on était à l'unisson ! Pour le public, c'est l'extase, un orgasme de foule incompréhensible. Il est le gentil sans doute, celui qui part de la nuit pour arriver à la lumière et le public aime les success story, même porté par un souffle de voix épais comme du papier à cigarette. On peut lui accorder un certain talent d'animateur, les poses affectées d'un sex-symbol à l'origine soufrée mais cela en fait-il une star pour autant ? L'avenir nous le dira.
Quant à Perle Lama qui avait chauffé la salle en première partie en exhibant son nombril comme un passeport pour la gloire, elle confirme qu'un joli postérieur n'est pas suffisant pour avoir du talent.
16 novembre : Paris. 19 H. En allant à St Yves. (Théâtre Marigny)
Petite bourgade anglaise. Une spécialiste des yeux traite la mère d'un dictateur africain. L'une a un fils mort en héritage, l'autre a enfanté d'un monstre assoiffé de sang. Elles vont nouer une relation ambiguë et conclure un pacte qui les enchaînera à jamais. Le texte est beau et puissant, un souffle brûlant du vent de la folie meurtrière des hommes. Yane Mareine en mère blessée et Béatrice Agenin (qui signe aussi la mise en scène) le portent toute en retenue et subtilité. La mort et le sang comme expiation pour libérer le monde de ses propres fautes et des blessures du temps. Un choix cornélien pour deux mères qui vont se délivrer de leur fardeau en enterrant l'espoir. C'est du théâtre dramatique contemporain, c'est joué juste et l'émotion est sincère dans le regard de Béatrice Agenin qui a porté ce projet jusqu'à son aboutissement.
Pourquoi pas à Cannes ? A voir suivant le reste de la programmation et l'équilibre entre comédies et pièces plus sérieuses. Tentant.
21 h. Le jardin. (Théâtre des Mathurins)
Particulièrement à l'abandon « le jardin ». On l'annonçait comme la succession du « petit jeu sans conséquence » qui avait fait fureur l'an dernier. Quelle idée aussi de faire jouxter ce jardin où vont se croiser des personnages archétypaux de la société française avec un cimetière ! Un coup à enterrer ses espoirs ! Texte convenu et plat, réparties prévisibles, jeu mollasson... pas nécessaire de le fouler ce jardin pavé de si bonnes intentions qui ne débouche que sur une impasse broussailleuse où errent nos attentes déçues.
17 novembre. 19 H et 21 H. Paris. Adultères. Woody Allen. (Théâtre de l'Atelier)
3 pièces en un acte conçu par l'auteur comme un triptyque autour de liaisons en train de se dénouer.
Comment utiliser des adjectifs pour décrire ce festival de bons mots, ce feu d'artifice de situations cocasses, de quiproquos, de hasards malencontreux portés par des comédiens extraordinaires qui se livrent avec jouissance aux délires de l'auteur ! Eblouissants de virtuosité Pascale Arbillot et Xavier Gallais... mais tous les autres aussi, jonglent, surfent, se glissent dans un texte plein de verve où se côtoient les pièges du désir. Nombrilisme et égotisme, drames sous-jacents de ces êtres qui errent au bord du chemin, mamelles abondantes sur lesquelles Woody Allen tire avec jubilation pour camper des portraits tragiques, des ambitions avortées immergées dans la misère affective et les contradictions des coeurs qui battent.
Et comme pour nous prouver que derrière le futile se niche un véritable auteur, Old Saybrook, la dernière pièce de la trilogie, dynamite les conventions du théâtre de genre, exhibe l'auteur bâillonné et ligoté, impuissant à terminer son oeuvre, en panne d'idées achevant sa pièce grâce au renfort des acteurs qui inventent un fin cohérente !
Et vous imaginez que cette pièce ne sera pas à Cannes l'an prochain !
En prime et uniquement pour vous, ce florilège de réparties pour vous donner une pincée de cette saveur distillée tout au long des 3 oeuvres.
-David, essaie de comprendre... à part le sexe, c'était platonique !
-Ce n'est pas grave! c'était un fétichiste de la chaussure. Il s'excitait uniquement les jours de soldes de Prada.
-Je ne vais quand même pas bazarder des années d'intimité et d'amour à cause d'un mari dentiste qui jouait de sa fraise avec ma soeur.
-J'ai toujours su que si on lui tenait la tête, tu baiserais un serpent.
-Madeleine Cohen est une freudienne orthodoxe... elle porte même la barbe.
-Rejeté par les suicidés anonymes... si c'était moi, je me tuerais.
-Elle m'a supplié de la mettre enceinte, c'est ce que j'ai fait...
-Non sans mal, mon chéri... autant fourrer une huître dans un parcmètre !
-Personne n'est détesté pour ses faiblesses... uniquement pour ses prouesses.
-Il ne faut jamais baiser avec un juriste, il te coince toujours sur le vocabulaire.
-Tu as couché avec mon co-auteur ?
-Une fois, tu étais à l'hôpital pour tes électrochocs. On était tous les deux très inquiets pour toi et on ne savait comment exprimer ça.
Samedi 18 novembre. 18 H. Opus coeur. Israël Horowitz. (Théâtre Hébertot)
Mise en scène de Stéphane Meldegg. Un vieux professeur d'anglais et de musique condamné par la maladie prend une jeune veuve pour l'assister. Tout les sépare, pourtant chacun va faire un pas vers l'autre pour aller vers l'amour par-delà le trépas. Pierre Vaneck est un lion blessé, Astrid Veillon, sublime trait d'union entre le passé et le futur, porte l'espoir d'un apaisement, une énergie vitale au service de cette mort au travail. Solder son histoire et guérir ses blessures en un mouvement convergent qui les lie à jamais.Ils sont divins, atteignent cette zone merveilleuse d'un paradis d'acteurs, quand tout se conjugue pour créer l'illusion, beauté du texte, qualité des décors, profondeur des sentiments, interprétation ciselée. Du théâtre, du vrai !
Ne vous précipitez pas à Paris, ils seront à Cannes l'an prochain.
21 H. Paris. Le gardien. Harold Pinter. (Théâtre de l'Oeuvre)
Mise en scène de Didier Long. Robert Hirsch porte pendant plus de deux heures la pièce sur ses épaules de vieux monsieur de plus de 80 ans. Un texte où l'absurde naîtrait du quotidien et de la répétition assumé physiquement dans une violence extraordinaire poussant le spectateur à la limite du supportable. Un vagabond veule et raciste hébergé par un homme simple va tenter de profiter de la situation en utilisant le frère de celui qui lui a donné l'hospitalité pour devenir le gardien de l'immeuble. Une pièce dense, physique, louvoyant entre les misères du monde, huis clos pervers où l'anti-héros tente de survivre par tous les moyens, même les plus abjects. Reste cet affrontement physique, cette violence sadique à glacer le sang, poupée abandonnée, le corps malingre de Robert Hirsch instille une pulsion irrationnelle parmi le public tétanisé.
Commentaires : Je ne sélectionnerai pas cette oeuvre à cause de la dimension de ma salle. Cette violence qui fait l'intérêt de la pièce se diluerait dans les immenses espaces de la salle Debussy. C' est un spectacle qui implique que le spectateur soit le nez sur les acteurs, sur leur sueur. Leur angoisse, quand ils s'affrontent, ne doit pas se dissoudre dans la nuit, elle doit s'exposer aux yeux du public !
Le mois continue, les jours se chassent et toujours ces spectacles qui parsèment ma route. Deuxième volet donc de mes aventures en terre de culture. Tout tourne autour de ces rendez-vous quasi quotidiens, de ces moments d’attente quand le noir envahit la salle et qu’un délicieux frisson s’empare de vous ! Et la lumière est !
21 novembre. Cannes. Palais des festivals. Andromaque. Racine. (Théâtre).
Mise en scène Philippe Adrien.
Programmer un classique dans la saison théâtre, c’est accomplir une plongée dans une zone indéfinissable, celle de notre jeunesse, d’une éducation à marche forcée vers l’âge adulte, quand tout était possible et que l’espoir bornait notre horizon. Un public différent occupe la salle, beaucoup plus jeune, des adultes se présentent l’air emprunté, surprenants, des amis, professeurs ou simples nostalgiques venant se remémorer un texte qui remonte par bribes, une madeleine qui se fond dans notre mémoire. L’exposition est complexe, le son un peu brouillé, les comédiens ne jaugeant que difficilement le volume imposant de la salle Debussy. Mais au fur et à mesure, qu’ils occupent la scène, que les actes s’enchaînent, tout s’éclaire, devient d’une luminosité rare. Les vers se transforment en musique, un slam antique qui jongle avec les sentiments et les émotions. Les situations sont d’une crudité lumineuse, c’est un opéra antique qui parle au présent dans un langage fleuri où tout est harmonie.
Le contenu de la pièce : Andromaque est aimée de Pyrrhus, qui est aimé d’Hermione, qui est aimée d’Oreste…et cela va mal finir pour tout le monde sauf pour Andromaque !
La mise en scène se veut dépouillée dans un décor majestueux comme pour souligner l’inanité des personnages à s’évader de ces chaînes qui les emprisonnent. Un régal. Un rappel émouvant de cette culture qui a bercé notre apprentissage des belles lettres.
23 novembre. Lyon. Maison de la danse. Asobu (jeu).
Hommage à Henri Michaux. CCN d’Orléans. Chorégraphe. Joseph Nadj.
Création du Festival de Danse de Cannes en 2003, les philosophes m’avaient conquis. J’attendais avec une certaine impatience de retrouver son univers lunaire, une façon de mouvoir les acteurs et danseurs en faisant exploser les codes traditionnels pour inventer un monde absurde, dépouillé, entre l’expressionisme allemand du cinéma muet et les tableaux de Magritte. En s’emparant de Michaux, on pouvait rêver d’une force obscure prenant le pouvoir. Las ! Quand le mouvement tient lieu d’orientation et que le vide devient le support principal de l’action, les sens s’émoussent et s’épuisent à s’inventer une chorégraphie intérieure. Le temps s’étire dans cet exercice complexe et la raison tourne en rond. Il ne s’agit pas de regretter l’absence de lisibilité, il importe d’en souligner le manque de tension, de cohérence dans une démarche qui s’avère vaine. Dommage. L’irruption de danseurs japonais et le choc entre les deux cultures (l’Asiatique et l’Européenne), ne débouchent que sur la perte de son identité, comme si le moteur de ses rêves s’essoufflait de trop étreindre et se diluait dans les rites obscurs qu’ils tentent de faire émerger du désordre.
Son talent n’est pas en cause, il nous reviendra plus fort pour nous embarquer de nouveau dans son univers décalé !
26 novembre. Nice. Don Pasquale. Donizetti. (Opéra)
Opéra bouffe. Un complot amical de Malatesta va permettre à sa fille Norina (la belle et géniale Henrike Jacob) d’épouser Ernesto après avoir simulé un mariage avec le vieux Don Pasquale, l’oncle fortuné. Tout est prétexte à un humour mis en valeur par la mise en scène inventive de Claire Servais. Mimiques, jeux de mains, attitudes, les voix sont portées par des chanteurs aux talents d’interprètes dans l’esprit « commedia dell’arte ». On rit, elles sont magnifiques, c’est l’opéra sans le drame, sans les larmes mais aussi sans la passion. On passe un bel après-midi dans le charme rococo de l’opéra de Nice, ses velours rouges et ses corbeilles remplies de bijoux et de petites vieilles enturbannées. Mais redonnez-moi un zeste de La Norma ou de Rigoletto pour finir la soirée !
28 novembre. Cannes. Cyrano d’hier et d’aujourd’hui. Jean Piat. (Théâtre)
Une leçon de théâtre par un homme qui « est » le théâtre, qui a parcouru presque un siècle des scènes les plus prestigieuses, a côtoyé les plus grands noms, a travaillé avec ceux qui ont écrit les pages de gloire d’un âge d’or qui court de Jean Vilar jusqu’au XXème siècle.
A 82 ans, silhouette juvénile, même si sa démarche laisse transparaître le poids des ans, il se décide à raconter ses Cyrano, ses aventures avec un des textes les plus flamboyants du répertoire moderne. Tout est prétexte à digressions, au récit d’anecdotes, à une mise en abysse vertigineuse qui va permettre de faire ressusciter le texte avec deux acolytes. La tirade du nez, le récit devant Christian de son combat contre 100 spadassins, l’échange amoureux sous le balcon de la belle Roxanne, l’agonie avec panache d’un vieil homme au cœur de lion… sont exhumés avec des éléments de décors de fortune, les deux compères opérant des changements qui vont permettre à la voix de Jean Piat de porter les vers sublimes vers des sommets d’émotions.
Il fallait être dans la salle ce soir-là pour sentir la tension du spectateur devant cette mort au travail en train d’offrir l’éternité à un acteur vieillissant, au crépuscule flamboyant de son talent.
Bouleversant, pétri d’humour et de tendresse, maniant la tragédie et faisant rire dans le même élan, Jean Piat nous a offert une formidable leçon de théâtre, un hymne à la vie et les 1000 spectateurs se sont levés comme un seul homme en un salut romain pour lui rendre un peu de cette émotion qu’il transmet avec tant d’élégance et la distance précieuse de celui qui est au cœur des vérités.
1er décembre. Cannes. Corrou de Berra et A Filetta. (Musique)
Deux ensembles polyphoniques, dans un mouvement convergeant, s’instrumentalisent et mettent en perspective les voix des chœurs et l’orchestration. Démarche complexe, le travail des voix et des instruments étant aux antipodes. Harmonies naturelles contre harmonies figées. Deux facettes de l’extraordinaire capacité des voix issues de la tradition de s’adapter et de se régénérer dans la modernité.
Michel Bianco, mon copain depuis des années, le leader du Corrou, on se suit avec fidèlité...toujours ce plaisir des retrouvailles comme un rendez-vous entre la musique et l'amitié
Corrou de Berra : Michel Bianco est le fondateur et le sorcier de cet ensemble, meilleur groupe polyphonique des Alpes du Sud-est, entre niçois et provençal, ils explorent depuis des années le répertoire sacré et tentent sur les traces de leur grand frère corse, de se frayer un chemin dans la composition originale, en support des poètes niçois. A la différence de la majorité des autres groupes polyphoniques, c’est un chœur mixte, deux femmes et quatre hommes qui le composent.
Pour l’occasion, ils se sont entourés d’une batterie, (le divin et génial Gilles Chouar), de clavier, accordéon, guitare et basse. Les voix sont chaudes. L’ensemble est parfois décousu dans sa structure et n’utilise pas assez la richesse polyphonique mais la générosité et l’émotion emportent l’adhésion du public. La fragilité des interventions du leader crée un sentiment de proximité, comme si nous étions entre amis, en train de partager une soirée de fête et d’amitié en partageant la polenta et le vin âpre des coteaux Niçois.
Jean-Claude Acquaviva, un barde, un maître, un homme dont la richesse intérieure n'a d'égale que sa faculté de partager avec l'autre. A ses côtés, mon pôte Basile, un fin connaisseur de la musique du monde, chroniqueur à Agora FM... un de mes bloggé de toujours.
A Filetta. Depuis sa rencontre avec Bruno Coulais, le groupe historique de la Balagne fondé par Jean-Claude Acquaviva, a exploré de nombreuses voies. Musiques de films, scènes, créations mythologiques, compositions avec orchestre… A chaque fois leur talent fait merveille, leur humilité séduit, leur inventivité triomphe. Les sept membres du groupe sont alignés, derrière Romaneli à l’accordéon, deux claviers, une guitare, une basse et une batterie. Le dosage est subtil, les poses hiératiques et Jean-Claude Acquaviva parle comme un poète avant les morceaux, explique et commente, ramène le concert vers une fête païenne où le public prend toute sa place, participe au rite d’une communion où les notes et les voix s’interpénètrent et donnent le tempo d’une humanité en partage.
C’est beau et grand. C’est divin et cela donne la chair de poule, les sens affleurent et l’espoir renaît… celui d’une Corse fière et ouverte, d’une musique comme un trait d’union entre les cultures, par-delà les différences.
Soirée envoûtante pendant laquelle le Corrou de Berra et A Filetta permirent que les voix de la tradition se confrontent à la modernité, que le public chavire sur les notes de l’espoir et ressorte plein d’énergie de cette cérémonie païenne.
Voilà donc un mois très riche terminé. J’ai pu assister à 3 ballets, 10 pièces de théâtre, 5 groupes de musique et 5 films. De tout cela que reste-t-il ? Une vraie plongée dans la culture du monde, des coups de cœur, des élans irraisonnés, le partage avec des amis, un sentiment étrange que la vraie vie se dissimule dans les cris de ceux qui créent chaque jour pour que l’humanité avance sur les chemins de l’espoir. C’est cela ma culture, c’est aussi celle que je voulais vous offrir en communion.
A bientôt donc pour de nouvelles aventures.